Normal dites-vous?

Reconnaissons à notre président d’avoir découvert une veine de communication particulièrement porteuse : la normalité.
Il n’est pas une semaine sans que je trouve un article qui y soit consacré. Nous serions tous devenus normaux (ce qui semblerait dire que nous ne l’étions pas avant). Cela ravit certains et en barbe d’autres, et fournit l’occasion aux anglo-saxons de créer un nouveau mot que nous avons déjà renoncé à traduire : le « normcore ». (A mon grand soulagement, j’ai aussi trouvé sur un tumblr du même nom l’idée que c’était un « non-concept »).

Mais voyons d’abord ce qu’il est devenu courant d’appeler normal : Prendre le train plutôt que l’avion, manger sainement, s’habiller simplement, prendre ses vacances en camping-car (version premier ministre français) ou planter son parasol sur une plage publique (version premier ministre anglais).

Ce qu’on appelle normal ici serait tout ce qui n’est pas « glamour », et pour tout dire plus populaire que normal.

Car à y regarder de plus près, tout cela ne me semble pas « dans la norme » : être premier ministre, avec succès ou pas, sondages triomphants ou en berne, de droite ou de gauche, requiert me semble-t-il une dose de volonté, d’énergie, de courage et d’abnégation, et aussi de goût du pouvoir, du faste, du protocole à son service, que les gens « normaux » n’ont pas.

Etre une star de la musique ou du cinéma ou bien encore un sportif de haut niveau ou peintre adulé mondialement, même en mangeant bio et en ne se droguant pas (même si je n’ai pas encore compris en quoi cela pouvait faire d’eux des gens normaux), reste le fruit d’un talent, d’une somme de travail et d’une volonté hors du commun.

Il me semble même que, arrivés à un certain niveau de popularité, de pouvoir ou de richesse, garder un comportement « normal » est un signe supplémentaire d’anormalité, en l’espèce d’un contrôle de soi infiniment supérieur à ce dont sont capables les communs des mortels.

Ce qui me semble normal ici, ce sont ces célébrités chahutées par leur exposition, qui se perdent dans la drogue ou dans l’alcool, ces gens si riches qu’ils ne se rendent plus compte de l’obscénité qu’il y a à s’arroser entre amis du champagne le plus cher du monde, ces hommes politiques qui glissent sans s’en apercevoir vers l’abus de pouvoir, ces juges qui se prennent pour des justiciers en oubliant qu’ils doivent servir la société et non leur idéal,…, la liste pourrait s’allonger indéfiniment. Ceux-là, oui, sont normaux. Car il est normal d’être perdu lorsque l’on est pris par des forces et des évènements si exceptionnels, normal de se perdre lorsque justement, la norme disparaît.

La normalité affichée, revendiquée, mise à la mode par quelques personnalités visibles, me semble au contraire le sommet de l’anormalité.

Mais nous ne parlons pas ici de gens normaux ! Qu’est ce qu’être normal pour quelqu’un de normal ? Quand je pose la question à ma fille de dix ans (que l’on considèrera pour la démonstration comme quelqu’un de normal), elle me répond qu’on a toujours l’impression que les autres sont normaux et que, soi, on est différent : est normal ce qui n’est pas nous ! Alors pas un être sur terre n’est normal. Quelle bonne nouvelle !

Vous qui me lisez, vous considérez-vous comme normal ?

Ne trouvez-vous pas que votre parcours, vos origines, votre enfance, votre façon d’être ou de penser, votre détestation de la plage ou votre amour pour Zola, vos talents de cuisinier ou de chanteur, votre façon de vous déplacer en trottinette à 40 ans ou votre amour des pantalons rouges, votre manie de ne manger les pommes qu’avec un couteau et une fourchette, votre érudition sans bornes sur les perroquets ou votre sens de l’observation exceptionnel, ne trouvez-vous pas que cela fait de vous un être pas si normal que ça ?

Pensez-vous vraiment que le fait que vous soyez habillé en jeans et T-shirt et que vous ayez mangé une pizza avec vos enfants ce midi soit l’expression de votre normalité ? Vous sentez bien qu’en réalité cela ne dit rien de vous, de vos passions, de vos sentiments, de vos talents. Pas plus que la tenue extravagante de votre voisin de table ne garantit une véritable originalité.
Qu’est ce qu’être « conforme à la norme » ? A la norme de quoi ? Notre président, en prenant le train plutôt qu’un avion présidentiel, est-il conforme à la norme ? Pas à celle de président de la république à tout le moins. Donc plutôt moins normal que son prédécesseur. De même que ces stars croisées dans la rue, le cheveu terne et la mine pâlichonne. Normal pour une personnalité publique ? Sans doute pas.

Il faut donc savoir de quelle norme nous parlons.

Si une chose a changé ces dernières années, ce n’est pas que la société tout entière aspire à la normalité, mais plutôt qu’il n’y a plus une norme unique mais toute une gamme de possibilités. L’hyper-communication a fourni une masse de références différentes mais chacune utilisable par chacun. On est à la fois toujours et jamais à sa place. Dans un même dîner, « en ville » ou pas, vous croiserez des êtres tout droit sortis d’un magazine de mode comme d’autres apparemment indifférents à leur aspect physique, des artificiels comme des plus-que-naturels, des intellectuels et des business (wo)men, de ceux qui ne font rien et s’en réjouissent, de ceux qui ne font rien et en souffrent, des « bien élevés » et des gens grossiers, et chacun se sentira ce soir là normal ou pas, selon son humeur, le sujet de conversation ou le degré d’intérêt que lui portera son voisin de table.

Il m’est arrivé, prise d’un ennui violent au cours d’un dîner, parce que cette conversation me paraissait particulièrement sotte ou terne ou parce que l’atmosphère était lourde ou prétentieuse, de me sentir profondément inadaptée, anormale. Mais j’ai pu assister quelques mois plus tard au même dîner à très peu de choses (c’est à dire de convives) près, et me trouver baignant dans une douce sensation de normalité, mes deux voisins du jour comprenant de toute évidence mes valeurs, voire en partageant certaines.

Car voilà, il me semble que ce que nous pensons, ressentons comme normal est en réalité ce qui est en harmonie avec nos valeurs. Ne semble-t-il pas qu’avec nos vrais amis nous nous sentions toujours normaux? Car la communauté de valeurs permet une communion intuitive avec l’autre, une absence de tension qui est comme un repos de l’esprit. Nous voilà à notre place, rassurés, en confiance. Cette paix nous permet d’abaisser nos défenses et nous signale que « tout est normal ».

C’est ainsi que ce qui est normal pour l’un ne le sera pas pour l’autre, y compris au sein d’une famille ou d’un groupe social théoriquement homogène.

Et nous voilà rendus au paradoxe où, alors que la norme doit permettre précisément de donner une cohérence à une société donnée, elle est plutôt aujourd’hui un moyen de la déstructurer, d’y créer des clivages nouveaux, et aussi de créer de nouvelles appartenances plus discrètes et souvent plus transversales : je serai plus proche de quelqu’un qui pratiquera la méditation ou qui se passionnera pour la danse que de quelqu’un qui passera ses vacances au même endroit ou qui aura fait les mêmes études que moi.

Cessons-donc de tenter d’être normaux ou de ne pas l’être, nous serons toujours le normal et l’anormal de quelqu’un, et cela nous donnera de très précieux renseignements sur les relations que nous pourrons entretenir avec lui !

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