Invitation au voyage

illustration voyage

 

Je reviens d’un voyage charmant, quelques jours distraits à l’habitude. J’en ai conçu un plaisir particulier, et je m’interrogeais sur les raisons de mon enthousiasme, moi qui suis toujours un peu triste de quitter ma maison et qui n’ai jamais eu particulièrement conscience d’aimer voyager. Peut-être parce que née dans une famille voyageuse de nature, il me semblait plutôt devoir rechercher l’enracinement.

Déménager pour passer d’un quartier de Paris à un autre est déjà une épreuve. Sans compter la haine que je vouais, quand j’y étais forcée, à ces voyages dits d’affaires, qui consistent à se lever au milieu de la nuit pour prendre le premier avion du jour, rejoindre une salle de réunion furieusement sans âme, travailler quelques heures dans une langue universelle et courir rejoindre l’aéroport, pour prendre le dernier avion dans l’autre sens…

Donc non, ce n’est pas de ce voyage-là que je veux parler.

Je parle de celui choisi, rêvé même d’abord, mûri en imagination. Celui-là peut offrir parmi les plus beaux instants de bonheur. Architecture, peinture, sculpture, oeuvres humaines sublimes qui témoignent de tant de « Grands Mois » et portent tant d’espoir pour chacun (un homme a fait ça, donc je fais partie d’une humanité incroyablement talentueuse, j’ai un peu de ce talent, quelle bonne nouvelle !). Et aussi paysages aux dimensions extrêmes, lumières ensorcelantes, couleurs inouïes, végétation luxuriante ou subtile, parfums bouleversants, goûts nouveaux, tout ce qui sollicite nos sens et notre esprit, le rendant ainsi plus réceptif, plus créatif.

La découverte de la beauté est comme une drogue. Elle nous plonge dans un état de bonheur que nous recherchons ensuite encore et encore. Et le voyage est un des moyens de le trouver souvent.

Mais le voyage donne aussi une forme à l’humain : une porosité à l’autre, une ampleur de la pensée et une familiarité à soi-même.

Rencontrer l’étranger, c’est comprendre à quel point il l’est peu. C’est toucher du doigt l’universalité, et trouver en soi une partie du tout.

C’est se sentir une appartenance bien plus forte que sa famille, sa patrie ou sa religion. C’est sentir comme cette famille, patrie et religion ne sont que de petits signes distinctifs dans un univers humain traversé de constantes bien plus fortes. C’est relativiser tout ce qui sans le voyage prend une importance inconsidérée et dangereuse.

C’est aussi la possibilité que ces signes distinctifs se frottant les uns aux autres finissent par perdre leur rugosité, leur agressivité, pour n’être plus qu’un ornement rappelant, avec poésie mais sans revendication, l’origine de ceux qui les portent. Ce n’est pas par hasard que les dictateurs enferment leurs peuples. Ils savent que toutes les âmes ont la même langue natale.

C’est ce que je comprends chez Baudelaire. Suivons son invitation, le lire est déjà un voyage.

L’invitation au voyage

Mon enfant, ma soeur,

Songe à la douceur

D’aller là-bas vivre ensemble!

Aimer à loisir,

Aimer et mourir

Au pays qui te ressemble!

Les soleils mouillés

De ces ciels brouillés

Pour mon esprit ont les charmes

Si mystérieux

De tes traîtres yeux,

Brillant à travers leurs larmes.

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,

Luxe, calme et volupté.

Des meubles luisants,

Polis par les ans,

Décoreraient notre chambre;

Les plus rares fleurs

Mêlant leurs odeurs

Aux vagues senteurs de l’ambre,

Les riches plafonds,

Les miroirs profonds,

La splendeur orientale,

Tout y parlerait

À l’âme en secret

Sa douce langue natale.

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,

Luxe, calme et volupté.

Vois sur ces canaux

Dormir ces vaisseaux

Dont l’humeur est vagabonde;

C’est pour assouvir

Ton moindre désir

Qu’ils viennent du bout du monde.

— Les soleils couchants

Revêtent les champs,

Les canaux, la ville entière,

D’hyacinthe et d’or;

Le monde s’endort

Dans une chaude lumière.

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,

Luxe, calme et volupté.

Charles Baudelaire

 

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