Y a-t-il de la colère en vous ?

Les médecins chinois font siéger la colère dans la rate, mais avant d’aller s’y déposer en strates successives et potentiellement épaisses, elle va d’abord tourbillonner comme un coup de vent malin, arracher de la matière et secouer notre corps sauvagement. Puis, une fois l’orage passé, une poussière de débris recouvrira le terrain.

Et le terrain peut ainsi se trouver par endroit entièrement enfoui sous une colère ancienne, usée, discrète mais omniprésente, cachant les jeunes pousses et troublant l’horizon d’un vilain brouillard gris.

colère

A-t-elle pourtant une sorte d’utilité ?

Elle est sans doute, à l’origine, faite pour activer les réflexes de défense devant une menace. Des 3F limbiques (voir Mon voeu le plus cher) c’est de toute évidence « Fight » que la colère met en marche. Le coléreux attaque, griffe, mord. Voyez, quand un vent de colère vous emporte, comme vos poings se serrent, votre mâchoire aussi, comme vous trouvez de l’énergie dans le haut du corps, dans le visage. Vous voilà prêt à vous battre.

Bien. C’est parfois nécessaire. Mais finalement assez peu souvent.

Remémorez-vous vos dernières colères. Ont-elles fait progresser le sujet ? Si oui, de façon durable ? Quel impact ont-elles eues sur votre entourage ? Si elles sont récurrentes, quel impact ont-elles à long terme ? Quel genre de sillons creusent-elles dans l’esprit des gens qui vous entourent ? Je ne répondrai pas à votre place, mais je suis certaine que chacune de ces colères aurait pu être remplacée par une émotion différente, moins corrosive, voire par une absence d’émotion. Ce qui est évidemment plus facile à écrire qu’à faire, mais n’est-ce pas en y réfléchissant un peu et en pratiquant souvent que nous y parviendrons ?

Mais le plus important n’est pas tant cette éruption de colère incontrôlée et fort commune, que les traces qu’elle laisse en chacun de nous. Je veux parler des traces de nos propres colères en nous-mêmes. Cette acidité qui tend à resurgir, cette rage diffuse, mère d’une agressivité de basse fréquence qui contamine chaque instant, cette paranoïa soft qui nous englue dans une méfiance quotidienne, tout cela ressemble à une sorte de poison lent mais diablement efficace pour nous faire rater notre vie.

Chacun peut s’en débarrasser à sa manière, selon son tempérament. Par la méditation, par l’introspection, par le cri (allez crier de toutes vos forces en forêt par exemple), peu importe, ce qu’il faut c’est expulser ces scories, et renouveler le « nettoyage » régulièrement. Ce n’est qu’une fois votre corps et votre esprit débarrassés des traces anciennes de colère que vous pourrez avancer à nouveau sereinement. Cela prend du temps, et requiert beaucoup de volonté. En effet, n’avez-vous pas été tentés, à me lire, de vous dire que l’un ou l’autre des objets de votre colère la méritait bien, et que rester en colère contre certaines choses est indispensable ?
Je fais l’expérience de rechercher le mot « colère » sur la toile, et j’apprends qu’aujourd’hui les hommes politiques français sont « en colère » d’avoir été mis sur écoute par les américains depuis des décennies. Cette colère-là est politiquement incontournable, elle seule peut exprimer assez fort la révolte d’un peuple, mais chacun sait que tout le monde joue le même jeu et que s’ils en avaient eu les moyens, les français en auraient sûrement eu autant à l’égard des américains. Nous sommes ici dans le registre théâtral, qui est parfois utilisé dans l’intime aussi, pour s’assurer que l’autre reçoit bien un message d’indignation majeure. Il vous est sûrement déjà arrivé de simuler la colère, parfois même avec un petit amusement intérieur, pour impressionner votre interlocuteur (l’histoire ne dit pas si le but est souvent atteint, mais à abuser du procédé on risque de ne plus impressionner personne).

Cette colère-là est assez inoffensive, et ne laisse guère de dépôt.
La mauvaise est celle qui ronge, qui ne refroidit pas vraiment, qui renaît plusieurs fois de ses cendres, qui laisse un souvenir physique (nœud au ventre, dents serrées …), celle que vous avez encore envie de défendre, de justifier, bien longtemps après son explosion. C’est celle-là qu’il faut aller extraire au plus profond de vous-même, dont il faut gratter les traces avec vos ongles, c’est sans celle-là qu’il faut réapprendre à vivre.

Car elle vous tient compagnie, elle vous guide souvent, elle vous chuchote très fort à l’oreille. Elle vous parle de vengeance, de réparation, d’honneur à défendre, de preuves de valeur à donner, parfois même, reconnaissez, de souffrance à infliger.
Rien ici de constructif. Du défensif, de l’agressif, rien qui donne du souffle à une vie.

Quand la bienveillance, elle, permet d’embrasser le monde, de le prendre sous son aile, de souhaiter un bien généralisé au lieu d’un mal localisé, de voir les possibilités de progression plutôt que les zones d’erreur, de tendre la main plutôt que le couteau. Et pour chacun d’entre nous, elle est une chance d’ouverture, de calme, d’accord avec soi-même. Elle dénoue ce qui était noué, aplanit les montagnes jusque là infranchissables, éteint les incendies, adoucit tout.
Oh je vous entends, « quelle naïveté, il faut bien punir, se battre, résister … ». Oui, mais cela, nous en aurons toujours l’instinct, gravé dans nos gènes depuis la nuit des temps. En revanche il ne semble pas exister d’instinct de bienveillance, elle doit donc être cultivée encore et toujours, choyée, arrosée, nourrie, pour ne pas mourir discrètement et laisser le monde en cendres.

Et la bienveillance prend assez naturellement la place de la colère quand celle-ci la laisse vide.

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