Que c’est gai de lire!

Je suis, avec des variations qui permettraient sans doute de retracer celles de ma vie, de mon esprit et de mon cœur, une amie des livres.

le gai savoirLe livre est le plus fiable des compagnons : une fois apprivoisé, il ne se dérobe plus. L’entente, la joie d’être ensemble, domineront toujours sur les petites déceptions, les soupçons d’ennui. S’il en est un parfois qui m’échappe, je le laisse s’enfuir et n’y reviens pas. Sans remords.

Parler d’entente avec un livre peut sembler abusif. Certes c’est un objet inerte, ou parfois électronique – j’avoue lire sur l’une de ces tablettes ad-hoc si légères, à qui l’on peut demander la livraison instantanée de tout Balzac au milieu de la nuit, que l’on peut charger de tous ses désirs et emmener, tel un trésor intime, en tout lieu – et il semble inapproprié de parler d’entente réciproque. Mais pourtant si. Il y a une relation entre un livre et son lecteur. Qui commence bien sûr par celle entre l’auteur et le lecteur, celle que l’auteur aura bien voulu qui s’établisse. Nietzsche pense que les auteurs se « gare » contre les lecteurs qu’ils ne veulent pas, et que les « règles subtiles d’un style (… ) éloignent, (…) créent la distance, (…) défendent l’entrée, la compréhension, tandis qu’elles ouvrent les oreilles de ceux qui nous sont parents par l’oreille[1] ». Cela expliquerait en partie les divergences, parfois vertigineuses, de goûts littéraires.

Mais il existe ensuite une autre sorte de relation, celle avec le livre lui-même, qui est un élément de l’histoire personnelle du lecteur, dont l’auteur n’a aucune maîtrise : cela commence avec sa raison d’être dans ses mains: il a pu l’acheter parce qu’il a déjà lu plusieurs volumes de cet auteur avec un grand plaisir et qu’il attend le même plaisir du prochain. L’attente est forte, et selon le résultat, il va chérir cet objet ou le négliger, se souvenir de sa couverture avec délice ou ne pas la laisser s’insinuer dans sa mémoire, le ranger en bas ou en haut …
On peut aussi commencer une lecture grâce à une recommandation particulièrement convaincante, ou parce qu’il semble qu’elle permettrait de mieux comprendre celui qui la conseille, ou même offrirait des moments de communion avec lui. Il y a les livres hérités, longtemps regardés comme les témoins d’une époque révolue, et qui tout à coup prennent un sens nouveau; les livres trouvés là et feuilletés distraitement jusqu’à ce qu’une phrase s’agrippe à nous et que nous ne puissions plus abandonner la lecture. Et puis il y a les volumes offerts, choisis avec soin, pour moi générosité ultime. Offrir un livre, c’est offrir – potentiellement, mais au moins la chance est tentée – des heures de bonheur. D’un bonheur dense, que je sens dans ma poitrine quand je l’écris, le bonheur donc d’être avec cet ami irréprochable.
Et tous ces livres forment des piles, occupent des poches, prennent l’eau au bord de la baignoire, se vautrent, ouverts, sur un lit, dessinent des vagues colorées dans les bibliothèques, servent parfois de calle-porte ou de table basse, et marquent les imaginations pour plusieurs générations. Rien ne me surprenait tant, enfant, que de voir, le temps d’un dimanche, les couvertures des romans policiers qu’affectionnait mon père remplacer entre ses mains l’élégante robe de la collection blanche de Gallimard ou le format si particulier d’un Acte Sud. Et retrouver aujourd’hui un livre que mon père ou ma grand-mère, grands lecteurs l’un et l’autre, ont lu et annoté de leurs écritures qui restent aujourd’hui qu’ils ont disparu les seuls témoins matériels de leur existence physique, cela donne étrangement plus de sens à ma vie.

De même que retrouver dans un livre longtemps abandonné une place de cinéma ou un billet de train pris adolescente a l’effet d’une machine a remonter le temps bien plus sûre que la simple mémoire. La combinaison du souvenir du livre et de ce par quoi sa lecture était entourée donne à ce passé une réalité aigüe.

Le livre donc est pourvoyeur de bien des bonheurs. Mais revenons au plaisir de la lecture elle-même. Aux lecteurs réticents ou ennuyés, mon enthousiasme doit sembler étrange. Je sais d’abord que pour certains qui n’ont pas eu la chance qu’on leur enseigne correctement, l’acte de lire est une souffrance. Victimes d’une méthode globale sauvage ou de dyslexie non identifiée, il leur est impossible de lire avec fluidité. Le plaisir en est évidemment plus difficile à éprouver. Mais que ceux-là sachent qu’il est toujours possible de s’éduquer à la lecture, quelque soit l’âge.

Mais tous les autres ? Ceux qui ne lisent pas faute de temps, faute d’envie, faute de comprendre « à quoi ça sert » ? Je voudrais d’abord leur dire qu’il est démontré aujourd’hui que la lecture de fiction – je ne parle pas ici de lectures ouvertement instructives – rend plus créatif et plus audacieux et permet de trouver des solutions plus judicieuses dans la « vraie vie », y compris dans des situations très éloignées de celles rencontrées dans l’œuvre. Je recommande vivement, à ce titre, la lecture de quelques chapitres d’un roman avant un entretien d’embauche ou une négociation compliquée. Mais ces raisons objectives nous éloignent de la vraie raison de lire: le plaisir ! (Bien que, peut-être pas tant que ça. Beaucoup de plaisir rend le cerveau beaucoup plus leste, et « c’est dans la joie qu’on forge la prospérité[2] »).

Le plaisir de la lecture, difficilement saisissable, est pour moi comparable au plaisir d’une relation amoureuse. J’attends avec impatience le moment de retrouver mon livre, je sens mon esprit qui s’allège à cette seule idée, et une fois immergée enfin, je jubile, je suis plus vivante, plus complète, tout est clair.
Cela bien sûr n’est possible que si je suis parent de l’auteur par l’oreille, pour paraphraser Nietzsche. Mais alors quel enchantement ! Quand soudain je trouve, décrit à la perfection, ce que je ressens sourdement sans avoir jamais pu le mettre en mots, quand il m’est révélé ce que je savais intuitivement mais qui n’était jamais monté à ma conscience, ou tout simplement quand je trouve un frère ou une soeur de pensée, que monte l’ivresse de me sentir enfin jumelle, alors j’éprouve la joie pure de ne plus être seule. On peut me voir, sourire aux lèvres ou franchement riant, regarder mon livre ou ma tablette comme un amant. Après tout, n’est-ce pas l’ultime quête de l’amour, l’autre qui nous comprendrait à la perfection et de ce fait nous pardonnerait tout?

Chacun trouvera sa gémellité en un lieu différent, et le monde ne manque pas d’auteurs pour que les rapprochements se fassent. Il faut juste se mettre en quête et découvrir ce que cela a de merveilleux. N’est pas seul celui qui lit.

A compléter sans fin …

 

[1] Niezsche. Le Gai Savoir

[2] Alessandro Barrico – La Jeune Épouse

Catégories :

Étiquettes :