Esprit de famille

En ce temps que roulent sous mon crâne tant de bruits, d’indignations, de confusion, que j’assiste à cette perte de repères, que nos pays ressemblent à des bateaux sans amarres, ballotés par les vagues mais sans cap, que nous jetons par-dessus bord tout ce qui semblait si crucial à nos parents, que les peurs s’exacerbent, que nos dirigeants perdent eux-mêmes le sens du bien, que la loi est contestée chaque jour, que la démocratie ressemble à une mère de famille bafouée, que les citoyens semblent oublier ce qui les unit pour ne se souvenir que de ce qui les sépare, que chaque difficulté à surmonter est l’occasion d’un nouveau déchirement, il est temps de se souvenir de quelques belles choses:

Il n’est pas un soir où je ne me couche en remerciant la vie de m’avoir fourni un lit, une couverture et un toit par-dessus. Goûtons chaque jour cette chance inouïe, refusée à tant d’hommes, de femmes et d’enfants dans le monde. Nous vivons dans un monde ouaté, enchanté, dans lequel nous n’avons ni froid ni faim. Notre sécurité physique est presque totale (on ne peut supprimer absolument les orages, les accidents de voitures et les voyous, mais quelle drôle de société pourrait nous offrir cela ?) et nous ne sommes menacés par aucune guerre car nous avons réussi à vivre en paix avec nos voisins depuis 70 ans. Avons nous besoin de nous déplacer ? Bus, métros et trains circulent avec une fluidité que nous oublions tant elle nous semble normale. Savez-vous ce que c’est, pour les habitants d’un pays moins bien loti, que de devoir mettre plusieurs heures pour franchir un ou deux kilomètres dans l’espoir de trouver un peu de travail ou de nourriture? Quant au chemin de l’école, cette pauvre école si décriée, pour quel enfant de notre pays est-il long de 40 km, demande-t-il plusieurs heures de marche ? Et cette école sans doute aussi perdue que la société qui l’a inventée, ne parvient-elle pas pourtant à donner au monde de grands hommes dont la science et l’intelligence vont être recherchés dans le monde entier ?

Je vous entends : il y a maintenant tellement mieux ailleurs. Tout près peut-être. Et aussi plus loin. La concurrence est mondiale et les pays émergents y mettent une énergie toute jeune. Certes. Et si nous y mettions la même énergie ? Si plutôt que de nous perdre en de fausses querelles idéologiques, nous prenions la mesure de notre avance, de notre richesse, et que tous ensemble nous portions nos capacités au plus haut ? Un pays entier doit-il cristalliser ses forces sur la façon dont on peut en devenir citoyen, ou plutôt chercher à ce que cette citoyenneté conserve la puissance que la lumière de son esprit lui avait conférée par le passé ? Plutôt que d’interdire, limiter, contingenter, si nous donnions plus de sens, plus de matière, tendions à englober encore plus, à rayonner ?

Les lois bien sûr sont là pour être respectées, et il faut éviter le jeu dangereux qui, sous prétexte de démocratie, tue la démocratie, en remettant en permanence en doute l’autorité et la légitimité de l’Etat.
Aucun système n’est parfait, il semble cependant avéré que la démocratie est le moins mauvais. A contester chaque décision, à tenter le coup de mai 68 pour chaque mesure un peu douloureuse, on oublie de se poser les vraies questions, on oublie de proposer une vue d’ensemble, on oublie que la société a besoin d’un projet, d’un rêve commun. Nous avons besoin d’un retour à l’humain. Nous avons besoin d’être à nouveau une famille. Avec ses tensions, ses jalousies, ses rivalités, mais aussi son indéfectible solidarité, ses souvenirs partagés, ses valeurs communes et son vocabulaire.

Et n’oublions pas qu’une famille, c’est avant tout un sang mêlé. C’est par définition deux étrangers qui vont créer un nouveau sang. C’est à chaque génération un nouvel afflux, et pourtant, à chaque génération un esprit qui perdure et se développe. C’est un tissu léger mais serré qui s’étend au-dessus de nous, nous protége et nous tient chaud, mais nous laisse libres de nos mouvements.

Je vois ces cousins entre qui la vie a mis des océans, des langues même, des religions parfois, mais qui sont heureux de faire partie de la même tribu, qui nouent des liens parce que la méfiance est absente et laisse le champ libre à l’ouverture, à la curiosité, à la découverte émerveillée de l’autre, et qui restent accueillants à l’étranger comme un autre soi-même. Ceux-là sont plus forts, plus solides, plus heureux, et mieux armés contre l’adversité.

C’est à cela, faire vivre une famille, dans la différence et parfois la distance, avant qu’elle ne se dissolve dans la haine, que la société doit travailler.

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