Besoin de reconnaissance?

Je vous parlais dans mon article précédent https://www.paulinecharneau.com/changer-enfin/ du « tonneau des Danaides du besoin de reconnaissance », et vous promettais un article sur la question. Le voici donc.

Toutes les études montrent qu’il s’agit aujourd’hui du besoin le plus important en entreprise. On apprend désormais à donner de la reconnaissance, il s’agit d’une « compétence managériale », et pourtant il semblerait que la demande soit toujours aussi peu satisfaite. Et ce besoin de reconnaissance est loin de se limiter aux portes de l’entreprise.

Tonneau des Danaïdes donc. D’après le dictionnaire, l’expression, passée dans le langage courant par allusion au mythe de l’inépuisable, décrit une « tâche absurde ou sans fin ».

Très honnêtement, en utilisant l’expression, je pensais surtout au côté « sans fin », mais voilà que cette idée d’absurdité me semble elle aussi fort appropriée.

Comment, absurde ? Cette quête qui, si nous sommes honnêtes, est le moteur de notre vie, du lever au coucher ? Absurde de m’habiller, me coiffer, me raser – ou pas -, me maquiller, enfiler des baskets ou des stilletos, porter une cravate ou un sweat-shirt, non par goût profond et personnel, mais pour être reconnu par ma communauté (de banquiers, de fashionistas, d’artistes, de start-upers, de hypsters ou de rapeurs, de véganes ou de foodistas…) ? Absurde d’arriver le premier au bureau le matin, et d’en partir le dernier le soir, dans l’espoir qu’enfin « mon N+1 » (mais qui donc a un jour eu l’idée de me désigner par « N » accompagné d’un signe + ou – ?) me remarque enfin et reconnaisse mes mérites ?
Absurde d’utiliser un vocabulaire, de me plier à un mode de vie, de consommer comme ceux dont je convoite la reconnaissance ?
Qu’en pensez-vous ?
Et cette reconnaissance, quand vous l’obtenez, de quelle intensité, de quelle durée est-elle?

Voyons. Cela commence dès l’enfance : une bonne note, pourtant clairement exigée par vos parents (et susceptible de vous assurer leur amour, pensez-vous), vous vaudra quelques secondes d’enthousiasme, de félicitation peut-être, puis la vie reprendra son cours, les flots se refermeront sur la bonne nouvelle, et il faudra à nouveau s’épuiser à apprendre la leçon suivante, pour récolter une note honorable, pour obtenir à nouveau ces quelques secondes de reconnaissance source d’un plaisir bien fugace. La chose continue, et presque dans les mêmes ridicules proportions, quand on en vient aux diplômes. Quelques secondes de félicitations, parfois renouvelées au fil du temps et des différentes personnes à qui est faite l’annonce. Mais vous, voilà que vous évoluez dans un nouveau cercle, celui de ceux qui ont le même diplôme que vous. Peu de choses vous distinguent. Vous n’allez pas être applaudi chaque jour pour vos brillantes études. Certains même les auront réussies mieux que vous, vous n’étiez pas major de votre promo. Alors comment obtenir la reconnaissance de celui-là ? Encore quelques études ? Un nouveau diplôme, que lui n’aurait pas ? Mais vos nouveaux camarades en ont d’autres. Et ainsi de suite…
Le caractère à la fois absurde et sans fin commence à se dessiner.

Vous comprenez que vous n’en n’aurez jamais assez. C’est un peu comme une drogue, il faut des doses de plus en plus importantes pour obtenir un effet de moins en moins satisfaisant. Et comme une drogue, elle peut vous faire perdre la raison, vos amis, le goût de la vie.
Je n’exagère pas. Certains sont prêts à tout pour obtenir un regard, un geste, l’espoir d’appartenir à un clan. La jeune comédienne abusée, l’édile corrompu, ceux qui abusent de la chirurgie esthétique au point de se défigurer ou qui se font plumer par des escrocs dans l’espoir d’approcher de la célébrité, tous sont portés, et perdus, par le besoin de reconnaissance.

Alors pourquoi courir derrière une chose que nous n’attraperons jamais, ou qui fondra dans nos mains, à peine agrippée?
Pour deux raisons principales : d’abord parce que être reconnu, c’est être re-connu. C’est à dire identifié, différencié des autres, validé en tant qu’être unique, individualisé. Et l’injonction sociale de nos sociétés occidentales est bien celle-là : « sois un individu unique, et non pas l’élément anonyme d’un groupe. Puisque l’on t’a conféré des droits, tu te dois d’en être digne en portant haut les couleurs de l’individu. Et pour cela, tu dois être remarquable ».

Mais c’est là que l’absurdité intervient : qui d’autre que le groupe, que la société, peut nous gratifier de cette reconnaissance individuelle ? C’est ce avec quoi nous ne pouvons pas être confondu, ce dont nous devons nous distinguer qui va nous adouber. Double injonction : « sois exceptionnel, mais sois comme nous ». Difficile à transcender. Risque majeur de continuer à baigner dans l’absurdité.

Car la reconnaissance, outre que sa quête relève d’une injonction sociale, recèle aussi une fonction interne : celle d’une validation, qui autorise à être ou à faire ce que l’on désire vraiment.
Je m’explique par l’exemple : si je suis reconnue comme une bonne mère et une bonne maîtresse de maison, le « tampon » qui m’est donné par mon groupe social m’autorise à me livrer à des activités qui me sont chères mais que je ne m’autoriserais pas en l’absence de ce « tampon » : lire tout Proust (c’est tellement inutile), écrire un nouveau livre (avant d’avoir trouvé l’éditeur), aller au cinéma au milieu de l’après-midi (quand tout le monde travaille).
Peut-être pas si mal comme mode de fonctionnement, me direz-vous. Sauf qu’au passage, à la recherche de mon tampon de mère parfaite, je casse les pieds de mes enfants, qui me le rendent par leur indolence ou leur insolence (avez-vous remarqué, il n’y qu’une lettre d’écart entre ces deux mots !), et moi, si investie de ma mission, car je crois qu’elle est le prix de ma vérité, je souffre infiniment de chaque grain de sable dans le rouage, de chaque tout petit échec à ma prétendue perfection. Et donc je n’obtiens jamais vraiment le tampon, ou quand on me l’appose je n’y crois pas, ou pas longtemps. Et comme l’autorisation d’être qui je suis en dépend, mon prochain livre attendra.

Dans la réalité, comme je sais tout ça, je n’attends plus le tampon. J’ai mis la charrue avant les bœufs, et je crois que tout le monde y gagne : j’écris le dimanche matin dans mon lit, très loin de la posture de mère parfaite, sans la moindre idée de ce qui sera au menu du déjeuner, de si les devoirs seront faits, du temps que passeront les uns et les autres devant leurs écrans. Parce que je sais que quand j’aurai donné du sens à ma matinée (aujourd’hui il s’agit de mener à bien cet article), je serai disposée à un partage sans arrière pensée avec ma famille, qui au demeurant se fiche complètement de l’heure et de la provenance du repas et qui, dans le pire des cas, est en capacité de l’assurer sans mon aide. J’ai compris qu’aucun tampon ne pouvait être exigé, par qui que ce soit, pour m’autoriser à faire vivre ce qui a du sens pour moi. Parce que c’est ma seule vraie richesse, et que sauf à ne pas la cultiver, elle sera toujours vivante en moi, comme une ressource inépuisable d’épanouissement.
Et je n’ai besoin de personne pour me féliciter (évidemment, j’aime être lue, j’aime vos retours, j’aime l’idée que ce que je fais soit un tout petit peu utile. Mais ce n’est pas une condition à ma mise en action).

Et vous ? Derrière quel tampon courrez-vous, pour vous permettre d’être qui ?

Etes-vous un chef d’entreprise qui a besoin que ses bilans triomphants fassent la une de la presse par pour s’autoriser à faire du théâtre en amateur ? Etes-vous un étudiant brillantissime qui ne s’autorise sa passion pour le poker qu’à coup de félicitations du jury ? Etes-vous ce sportif acharné pour qui chaque victoire est un visa pour une après-midi de peinture ? Ou ce peintre que le succès autorise à faire vivre sa passion pour l’entreprise, ce philosophe à qui ses ventes très honorables permettent de s’asseoir au premier rang des défilés et d’avouer sa passion pour la mode ? Ou un autre encore ?

Maintenant tentez d’imaginer que vous n’ayez pas attendu cette fameuse reconnaissance pour être ou faire ce que vous vouliez vraiment. Pensez-vous que vous auriez rencontré un succès plus ou moins grand ? Que votre œuvre aurait-été plus ou moins réussie ? Que vous auriez été plus ou moins épanoui.e ?
Quel rôle la reconnaissance a-t-elle réellement joué jusqu’à présent pour vous ?

Sentez-vous comme la seule re-connaissance dont vous avez besoin, c’est la vôtre ? C’est ce mouvement venu de l’intérieur qui dit « je vois qui tu es, je comprends de quoi tu as besoin, et je vais te le donner, quoi qu’en pensent les autres ».

Et la merveille de cette démarche, c’est qu’alors, à votre place, aligné avec vos désirs et vos talents, sans rien attendre qu’un soleil intérieur, vous récolterez une reconnaissance douce et pleine de sens, que vous n’aurez pas attendue, qui ne vous aura rien coûté, et qui initiera un cercle vertueux en venant renforcer votre action. Mais pour cela, commencez par ne rien attendre, et mettez vous en route !

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